Après perquisition, je me décline : exilé de l’Etat.

 Regardez-moi ces spectres, on dirait  qu’ils marchent à reculons pour déjà retourner à la mort.

 

  20 juin 2018 : 200 gendarmes mobiles font irruption dans nos chambres, dans une dizaine de lieux de vie. Ils embarquent une dizaine de personnes en garde-à-vue, audition ou vérification d’identité. Les membres d’associations historiques sont principalement visés. Le cabinet parisien de l’avocat des opposant-es est perquisitionné et l’avocat placé en garde-à-vue. Depuis le 16 juin déjà, deux personnes sont en prison, et pour un moment. Le 26 juin prochain, indépendamment de cela, nous attendons les verdicts contre 16 militants et militantes anti-CIGEO.

 Que veulent-ils bien nous faire ?

Déjà dix-huit perquisitions de lieux de vie et d’organisation ont été effectuées depuis dix mois. A quoi ça rime ? Tenter de réunir quelques preuves que de grandes manifestations d’opposition à CIGEO (18 février et 15 aout) ont bien été organisées depuis certains de ces lieux ? C’est le prétexte judiciaire. Dénicher des armes de destruction massive ? Interpeller des radis-cots ? C’est bien pour ça qu’ils perquisitionnent essentiellement les appartements de personnes adhérentes à des associations locales d’opposition. Ils savent très bien qu’ils ne vont pas trouver grand-chose, voire rien du tout. L’objectif est ailleurs. Il s’agit surtout de dire, de nous faire rentrer dans le corps, le plus profond possible, cette idée : vous, vous qui osez défier l’Etat nucléaire et militaire, vous ne serez nulle part à l’abri. Vous n’avez plus de forêt, et vous n’avez plus de lieux où vous réfugiez. Nous, Gendarmerie, « nous avons tous les droits ». Nous n’avons aucun papier pour justifier de s’introduire chez vous à 7h du mat’ ? Nous fouillons dans vos affaires intimes, nous volons vos objets de valeur ? Et alors ? Nous sommes l’Etat. Et vous son ennemi intérieur.

Là où il y a de la solidarité,, là où il y a du lien, l’objectif de l’Etat a toujours été de briser. C’est tout l’intérêt pour lui de l’accusation d’ « association de malfaiteurs ». Ce qu’elle criminalise, c’est précisément l’existence de liens entre des personnes, d’amitiés, d’entraides, de solidarités (écrits, matériels, affectifs…). Il devient criminel de s’organiser. Une tentative de fuite serait de se désolidariser, de se délier : « non, non, je ne suis associé à personne ». Piège d’enfer. L’État ne veut que des individus isolés, désespérément seuls, désespérément pauvres en vitalité et en relations. C’est ainsi que le gouvernement s’opère : qu’il ne reste de « sécurité » que dans les cages climatisées qu’il nous prépare à petit feu. Mutilé-es du sens, il nous reste comme unique « pouvoir », comme unique « responsabilité », de développer le capital humain que nous devenons. Il y en a – les petit-es gagnant-es de ce jeu – pour qui la carotte, la promotion, les likes, les loisirs suffisent à cajoler. Et il y a le reste : ce foutu reste qui ne croit pas et perd au grand jeu du devenir-marchandise de nos corps. Ce reste qui ne se laisse pas digérer. Ce reste-là, faut le mater.

            Donc, je reviens à nos perquisitions. Toujours accompagnées de multiples arrestations, détentions, contrôles routiers, intimidations…, elles ont donc pour but majeur – outre d’offrir un parquet aux dents du proc-monsieur Olivier Glady – de DISTILLER LA PEUR. Je dis distiller parce que la peur  ça se donne par à-coups, ça s’inocule par doses successives, de plus en plus dangereuses. La peur ça doit s’insinuer partout. La peur de finir en prison, de finir tabassé, de finir en trombinoscope sur les tableaux de gendarmeries, de finir sur leur tableau de chasse, de finir séparé de ses ami-es, c’est-à-dire de sa famille. De la peur dans la rue, quand je marche d’un foyer à un autre. Dans les corps des habitants du coin, abreuvés au journal qui étale la « menace » des opposants. Derrière nos fenêtres, où passent toute la nuit les flics avec leurs projecteurs direct’ dans la cuisine ou la chambre. La peur encore dans nos canapés, derrière les rideaux, dans nos étagères, partout où leurs sales mains brutales et bureaucratiques ont ou pourront un jour farfouiller. De la peur encore dans nos lits, la nuit, où je ne rêve pas de sérial killers non, mais de flics, encore et encore de flics. De la peur partout, pire qu’un acarien, qui vous démange là, au fond de la gorge. Tout près, tout prêt, de la rage.

            La peur ça doit vous rendre tout recroquevillé sur vous-mêmes, méfiant de tout, de tous et toutes, barricadé dans nos habitudes. Ça fait ça sur beaucoup de gens, à qui on a désigné le voisin comme étranger, le sans-pap’ comme criminel… Au contraire ici, dans cette maison que j’ai choisie comme foyer, on s’est forcément resserrés avec les amies, on a dormi dans la même chambre, on s’est confiés et rassurés. On a soigné notre force, la force ridicule en même temps qu’indestructible de nos liens.

            Que pouvons-nous bien faire ?

            L’Etat nucléaire-militaire aimerait que je dresse un tableau tout noir tout noir de ce coin de Meuse. Vous, militant-es ou non, derrière vos écrans ou non, vous être censés avoir peur aussi, car il faut que vous restiez loin de ce qui se passe ici. Rien à voir. Sauf qu’ici, il y a beaucoup, beaucoup plus à voir que de la peur.

Il y a, tiens, ce concert extraordinaire qui a eu lieu près de Bure il y a quelques semaines J’y ai dansé comme un petit fou, comme dans un dédale de vagabondages. Et je n’étais pas seul. Encore avant-hier, avant que la maison où j’habite ne soit forcée, un ami en visite déclarait sa flamme au foyer où j’habite. Et je n’étais pas seul. Et un-e ami-e nous cuisinait justement un merveilleux plat, qu’iel a tenu à nous servir. Et je n’étais pas seul. Et les ateliers de clown auxquels j’ai participé, où l’on laisse effleurer nos fragilités et nos rires de gosses. Et le souffle chaud de l’ami qu’on serre fort dans ses bras. Et les cinquante crêpes préparées par d’autres pour le retour dans la Maison de résistance. Et les massages, les parties de tambour et les parties de tambouille. Les bouffes, les balades, les discu’, les fêtes, les actions, les manifs, les escales en bord de rivière. Tant qu’ils ne nous mettront pas tous et toutes en prison, tant qu’ils ne nous tueront pas, ils auront du mal à briser ça. Tant que nous ne devenons pas des Individus, je suis sauvé : je me sens invinciblement fragile.

Et vous qui habitez loin mais qui êtes scandalisé-es par ce qui se passe ici ? Que pouvez-vous faire ? Nous n’avons pas de consignes à donner. L’Etat nucléaire-militaire veut forcer la poubelle atomique à coups de grenades, d’argent sale et de barreaux : pour ça il doit briser et isoler les êtres-collectifs et les individus qui vivent encore là où devrait déjà poussé un désert de barbelés. Alors il faut peut-être désenclaver Bure. Ne pas les laisser croire que la lutte anti-CIGEO se fomente dans quelques maisons. La faire surgir partout où la mort et la dépossession s’insinuent. Si partout des comités de lutte sont entretenus, des rassemblements et des actions de types infiniment divers sont menés, alors ils ne pourront plus asphyxier Bure. Ils auront beau s’acharner sur mon corps et notre liberté, je saurai qu’ils n’ont pu empêcher et ce sit-in là, et ce sabotage-ci, et cette occupation, et ce concert de soutien où des corps-plus-fous-que-moi ont dansé toute la nuit. Je ne regarderai plus autour de moi, là où j’ai peur, mais beaucoup plus loin. Au loin, là des ami-es que je ne connais même pas – encore ! – ont pris le bâton de relais, frappent le sol et surmontent des collines d’impuissance. Et la prochaine fois qu’une patrouille militaire me contrôlera, je regarderai au loin. Et je sourirai.

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